Archive for the ‘pipotexto’ Category

Intempérie.

16 Mai 2009

On s’est tous retrouvés dehors à discuter de nos vies et fumer nos clopes, tous groupés sur le coin comme si on attendait pour rentrer au théâtre. Tout le monde souriait, pas la franche rigolade on n’était pas au cirque non plus, mais suffisamment pour rendre l’instant supportable. D’ailleurs l’air était très doux, le mois de mai en rajoutait et il y avait des fleurs partout. Puis il s’est mis à neiger. Quelqu’un a dit ça en tapotant son mégot.
-« Hé les gars, il neige. »
On s’est arrêté de parler. Il neigeait. On a levé les yeux au ciel et les flocons se sont mis à tomber des nues, aussi lentement et consciencieusement que le temps qui passe. Ca a duré quelques minutes pendant lesquelles on n’a plus rien entendu que nos souffles tendus exhalant la fumée de nos cigarettes. Nos pas sur le gravier.
Le vent s’est levé et le soleil n’a plus suffi à réchauffer l’air. La cérémonie venait de s’achever.
Nous sommes sortis, quelques instants sur le trottoir, avant de nous disperser.
Sur la route du retour en quittant la ville je me suis demandé si le reste du temps on faisait semblant, si les sourires et les silences étaient une forme d’élégance et de savoir vivre, ou bien si certains d’entre nous étaient sincères et n’avaient aucune idée de l’Absurde. Après ça j’en ai eu marre de pleurer et je me souviens que j’ai monté le son des guitares et que j’ai chanté une vieille chanson d’Alain Bashung, Volontaire. A tue-tête et très faux.
Mais on s’en fout, c’était bon quand même.

« …Réalité réalités, punition exemplaire… »

Vite fait.

6 Mai 2009

J’aimais bien les sensations de mon cerveau quand j’avais dix ans.
Mes jeux plus simples, plus forts, plus sucrés.
Simplius, fortius, sucrius.
Pas un jour sans surprise.
Le temps animé, la bande dessinée.
Des quéquétes à la craie.
La vie c’est cool.
Et mes cheveux blanchissent.

Singulier voyageur.

21 mars 2009
Singulier voyageur. Alain Bashung. 1947 - 2009.

Singulier voyageur. Alain Bashung. 1947 - 2009.

Entre deux verres.

26 février 2009

Il était toujours au bar, gaillard souriant et bavard. D’après ce qu’il racontait autour de lui, il avait connu un printemps très chaotique, heurté et douloureux, il avait même pensé qu’il ne s’en remettrait jamais tout à fait.
Mais il avait vécu un si bel été. Embrasé, flamboyant, lui avait eu cette chance, lui avait connu la chaleur, le grand soleil, il avait été amoureux. Tellement amoureux. Et si longtemps.
Maintenant il se plaisait à rêver aux couleurs d’un automne paisible, doux et délicieux. Il souriait en inspectant le contenu de son verre, jouant avec les reflets dorés d’un mouvement de poignet.
Quelqu’un derrière le bar lui a demandé :
– « Et l’hiver pépère ? »
Il a opiné du chef et cligné des yeux en le regardant.
-« Oh oui bien sûr, l’hiver… »
D’un coup il s’est trouvé ailleurs, avec d’autres, le regard perdu et la bouche entrouverte, ébranlé, le visage fermé, lui d’habitude si rayonnant.
Il soupira, tête baissée vers le sol, comme s’il hésitait avant de passer aux aveux. Il vida son verre d’un trait et le reposa sur le comptoir, l’effleurant du bout des doigts encore quelques secondes, le temps de bien avaler.
Il se leva pour quitter le bar et salua son monde d’un signe de tête. Plus personne ne bronchait. On l’a regardé partir, le dos large, à peine courbé. Avant de passer la porte il nous a lancé :
– « Et bien quoi l’hiver ? L’hiver est une mocheté de saison grise et froide qui nous gèle les os.
» (il a dit les osses et il a fait plus froid dans le bar). Il a fait un pas de plus vers la sortie et s’est arrêté la main sur la poignée pour ajouter :
-« Personne n’a particulièrement envie qu’une saleté pareille dure trop longtemps pas vrai ? » et il ne souriait pas du tout. La porte s’est refermée sur lui. Il s’est encore passé un moment avant que quelqu’un ne l’ouvre. Puis celui qui lui avait posé la question a redemandé un demi au patron en espérant que ça lui passe son mal aux dents. Petit à petit les conversations ont repris, tout le monde s’accordant à dire que les premiers signes du printemps n’allaient certainement plus tarder à se manifester.

Unwritten.

13 janvier 2009

Il fait nuit maintenant. Elle vient de sortir sur la terrasse fumer une cigarette. J’étais perdu dans mes pensées, quelques questions à venir et deux ou trois promesses périmées ; jusqu’à ce que mon regard agrippe le paquet qu’elle a laissé sur la table. Je peux sentir dans ma poitrine le vide que ça comblerait. J’envisage déjà les réponses qui me seraient données. Ma main hésite, jusqu’à ce que j’inspire profondément.
Elle referme la porte-fenêtre, le froid de janvier tente une percée.
-”Alors lui demande-je, elle était bonne cette clope?”
-”Bof, moyen. Ca va toi ?”
-”Bien, très bien oui!” Je lui souris. Je pense à Carver et à Strummer.
Rien n’est écrit. Chacun sa vie.

Une histoire pour Noël.

24 décembre 2008

Je laisse les trois autres autour de la bagnole terminer leur conversation à propos de la pérennité des tatouages après la mort tandis que j’entre dans le chalet. François est assis au salon, devant la cheminée, appliqué à coller une longue feuille OCB. Il lève les yeux vers moi « salut ! » je lui dis et aussi « oui j’en veux bien, ça va me détendre. T’avais raison François, cette fille est folle, adorable, mais folle. » Il me confirme ça d’un demi sourire forcé. Il avait insisté au téléphone, « faites gaffe sur la route, ça tourne et ça glisse par ici. Arrange-toi pour que ce ne soit pas Emma qui conduise. » Je n’ai pas pu m’arranger. C’est Emma qui a pris le volant et j’ai les molaires enfoncées dans les gencives. Durant le trajet, je me suis retourné une bonne dizaine de fois vers l’arrière en souriant béatement à Stéphane et Michèle, persuadé que ça allait les détendre ; je voyais leur tête frôler le plafond, leurs mains se crisper sur leurs genoux, grimaçants à chaque embardée, à chaque virage en fait ; je les regardais chacun leur tour avec une moue rassurante, en clignant des yeux, comme si je voulais les embrasser, comme si je maîtrisais quelque chose à la trajectoire de l’auto. Stéphane a fini par me demander d’arrêter ce comportement stupide, que ça l’agaçait plutôt qu’autre chose, alors finalement, je me suis calé au fond de mon siège et j’ai fait semblant de gamberger. En fait je dodelinais lentement de la tête, de droite à gauche, d’une idée à l’autre et l’air de rien. Je fais ça très bien. J’ai poussé le vice même jusqu’à interroger Emma, qui essuyait sa bouche du revers de sa manche après une déchirante quinte de toux –elle est moins jolie quand elle bave -, quant à savoir si elle avait eu vent des récentes avancées à propos de la sous unité bêta II, ce nouveau truc pour arrêter de fumer. Très mauvaise idée, Emma conduit accrochée à son volant, suspendue à son volant, à se demander si son cul touche le siège ; elle a tourné la tête vers moi pour me répondre, ce qui a eu pour effet d’emmener son épaule gauche vers la droite et de nous projeter à vive allure sur un tas de neige laissé par les engins de la DDE sur le bas-côté de la route. « Laisse tomber » j’ai dit, « c’est des conneries, regarde la route on en reparlera plus tard. »
Je vais me vautrer dans le canapé beige craquelé du salon et le joint vient à point finir cette journée fatigante. Je me détends enfin. J’en soupire d’aise. François me dit qu’il va plutôt bien. Emma, Michelle et Stéphane entrent à ce moment, tout ricanant à propos de Yul Brynner – il était tatoué Yul ? Le joint aux lèvres, j’ai droit à une remarque de la part de Stéphane quant au respect que je porte au peu de neurones qu’il me reste et à la façon dont je les suicide. Je dois dire que j’adore les remarques de Stéphane sur mon hygiène mentale, la façon amicale qu’il a de me rappeler une à une les conséquences néfastes de ma consommation quotidienne d’herbe et d’alcool. J’aime aussi l’image délabrée qu’il donne de mon corps dans dix ans ; mais ce que je préfère chez lui reste tout de même l’espoir opiniâtre qu’il garde de me voir grandir –c’est son mot d’adulte-, pour qu’un jour enfin je me mette à faire du sport. Même s’il a beaucoup de qualités, Stéphane n’en est pas moins monomaniaque et pour tout dire, ce type me fatigue.
Emma est allée s’asseoir sur la banquette à côté de François. Stéphane, Michelle et moi leur faisons face, encastrés dans le canapé. En même temps que le joint, qui fait un saut à chaque Stéphane qu’il rencontre, la conversation tourne autour des conditions de trajet dans les différents véhicules de chacun. Je les laisse écouter Emma se persuader du manque de parallélisme de son train arrière et sors sur la terrasse. Un œil sur les Dents du Midi, j’appelle Emilie qui ne donne plus signe de vie depuis notre dernière nuit, il y a trois semaines déjà. Le vent glacial me fait remonter les épaules et le col de ma veste. La nuit se lève et j’allume une clope. Je fume une luciole. Emilie ne répond pas, je lui laisse un message. « Emilie, salut c’est Vincent. On est au chalet de François pour le week-end. Je suis venu seul et d’ici une heure je serai raide, alors je trouverais ça sympa que tu viennes, la perspective de me retrouver abandonné dans un lit glacé à cinq heures du mat ne m’enchante pas plus que ça, c’est nul et ça m’arrive trop souvent, alors s’il te plaît, vient. » Non je déconne, j’ai pas dit ça. J’ai plutôt dit ça : « Emilie, salut c’est Vincent. On est au chalet de François pour le week-end. Tout le monde t’attend ici. Ca serait sympa que tu te pointes. Alors à toute à l’heure ? Je t’embrasse. » Jérôme et Nathalie garent leur monospace pendant que je fourre mon portable au fond de ma poche, intimement convaincu qu’Emilie ne va pas venir. Ca me rend un peu plus vide, mais quand même, une bonne nouvelle vient m’arracher un sourire, ils sont venus sans leurs enfants. J’embrasse Jérôme, puis Nathalie, qui sent toujours aussi bon, ronde jusque dans son parfum. Nous entrons au moment où la neige recommence à tomber.
Quelqu’un a mis un album de Bénabar, disons plutôt qu’il y a fort à parier qu’Emma ait mis un album de Bénabar. Je ne demande rien à personne et libère discrètement le gros oiseau qui lourdement part se nicher dans les poussières au-dessus de l’armoire. Je pose London Calling sur le plateau du lecteur cd et j’envoie. « Tiens t’as vu François, je lui dis, d’un coup d’un seul les murs s’écartent nos plexus se libèrent et on respire mieux ? » Il acquiesce d’une moue et opine du chef en me faisant comprendre de ne pas en rajouter, que s’il me comprend à peu de mots, nous ne sommes pas seuls lui et moi, il faut communiquer avec tout le monde, sans snobisme et de façon claire et explicite.
« Tu fais chier Vincent, c’était bien Bénabar, faut toujours que tu nous imposes tes trucs d’il y a 20 ans. »
C’est Emma qui la ramène. « C’est ringard ! » cingle-t-elle.
« C’est pas ringard, c’est incontournable et inusable. » je lui réponds. « Tu dirais pas de l’homme de Cro-Magnon qu’il est ringard parce qu’il est super vieux ? Non tu dirais pas ça, parce qu’il a laissé une trace indélébile de son passage dans les fondements même de l’histoire de l’humanité. Ben les Clash c’est pareil, indélébile. Allez, gin tonic pour tout le monde ! »
François s’est levé pendant l’échange entre Emma et moi, il est dans la cuisine et répond au téléphone. Ce faisant il regarde dans ma direction puis au-dessus de moi, loin derrière moi.
Je suis de nouveau effondré dans le fauteuil quand Nathalie vient s’accroupir près de moi. Elle me demande comment il va. Un bref instant je crains qu’elle ne soit entrain de parler de mon sexe, je m’étais légèrement coupé avec ma braguette la semaine dernière. Comment a-t-elle su ? Je me reprends rapidement en suivant son regard qui pointe sur François toujours au téléphone dans la cuisine.
-« Oh ! Ca à l’air d’aller tu sais, » je lui réponds « il est surtout soulagé d’avoir vidé un peu de sa colère. »
– «Et c’est vraiment une séparation définitive tu crois ? » Nathalie est sincèrement peinée pour François, je le sens à la façon qu’elle a de me presser le bras. Une autre qu’elle, sûr que je l’aurais charriée, mais Nathalie est touchante, généreuse et touchante, d’une sincérité imparable. Je botte en touche, trop proche des vingt mètres, c’est le coup franc à la moindre faute de ma part.
-« J’en sais rien Nath, faut lui demander à lui tu sais. » Je tends le bras pour récupérer la bouteille sur la table et sans conviction je lui propose un autre gin.
« Oui vas-y » elle me dit en opinant manifestement du chef. Et d’ajouter « Bien tassé s’il te plait. »
Un sale type dit « Huhu ! » dans ma tête.
Je lui sers donc un autre verre qu’elle vide rapidement, comme pour s’en débarrasser. On parle peu pendant les trois suivants. Je perçois de plus en plus vaguement les conversations autour de nous. Entre deux lampées elle me dit des trucs comme « ça va toi sinon ? » ou « c’est pas trop difficile tout seul ? » Je réponds que oui, ça va mais que non ça n’est pas difficile de vivre seul quand on n’aime personne. Elle m’écoute sans me regarder, occupée à observer ses pieds au travers le fond de son verre. Elle est toujours assise par terre au pied de mon fauteuil et je sens son corps appuyer de plus en plus sur ma jambe. Droite. J’ai un peu plus chaud que tout à l’heure et c’est agréable. De temps en temps je jette un oeil à Jérôme qui nous regarde en souriant, assez connement je dois dire. Quand arrive le sixième verre de gin, je lui demande : « t’es sûre ? Tu ne veux pas faire une pause ? Un p’tit joint peut-être ? Ha ha… » Sans me regarder elle me répond « Non vas-y, ça me fait du bien. » Elle se lève d’un coup, tire sur son pull, lance à Jérôme :
-« J’ai oublié mes clopes dans la bagnole, tu me files les clés s’il te plait ? »
Et me glisse :
-« Tu viens avec moi ? »
Nous voilà dehors elle et moi, piqués par les aiguilles du vent. Elle me tire par le coude.
-« Monte dans la bagnole on va crever de froid sinon. »
Je grimace et m’applique pour monter. Il s’agit de ne pas déraper sur un sol aussi glissant.
J’avoue m’attendre au pire, elle est amoureuse de moi, elle me désire, là, tout de suite, ce qui ne va pas sans m’angoisser tant le froid a fait se recroqueviller mon sexe.
-« Bon voilà » commence-t-elle en s’allumant une clope, « Jérôme et moi ne baisons jamais, il n’aime pas ça. »
-« Wouaaah ! » j’ai fait en découvrant l’inclinaison de la pente (la bagnole était garée face à la vallée), et je suis resté la bouche ouverte. Je voulais ajouter « ben merde » mais elle a levé la main pour m’interrompre.
-« Attends, laisse-moi finir Vincent, je vais faire court. Y a ça aussi : j’ai deux enfants que je ne peux plus élever. Si je m’en occupe, ça suppose que je reste. Et je veux me barrer, seule, et loin.» Ce sur quoi elle a tiré très fort sur sa clope en aspirant la fumée bien au fond de ses poumons.
-« Nathalie ? » La tête posée sur le volant, elle expire bruyamment et me dit : « Je pars ce soir Vincent. Maintenant. Les enfants sont chez leurs grands-parents, Jérôme est ici avec ses amis. Je n’aurai pas de meilleure occasion.»
Elle s’est relevée avec les yeux brillants et deux chevrons imprimés sur le front. Elle a tourné la tête vers moi pour me dire :
-« Moi je passe chez moi prendre quelques affaires et je pars. Toi, tu rentres au chalet, tu attends cinq minutes et tu dis à Jérôme que je suis parti. Il saura ce qu’il a à faire, il adore ses enfants. » Elle a démarré le monospace, s’est penchée vers moi, a embrassé ma joue et m’a murmuré à l’oreille :
-« S’il n’y a pas de réponses alors c’est qu’il n’y pas de questions. Descends maintenant s’il te plaît.»
L’alcool me monte d’un coup à la tête et je me retrouve vautré par terre en descendant de la bagnole, les deux mains en avant dans la neige, mes genoux ont cogné sèchement un gros caillou. Je regarde Nathalie descendre vers la vallée. La neige s’est mise à tomber plus fort. Deux puis trois lacets ont fait disparaître la bagnole pour ne plus laisser voir que les loupiotes des phares zigzaguant dans la nuit alpine. Je suis transi.
Je suis resté assis là un peu sonné à réfléchir un moment mais rapidement le froid me ramène aux réalités. Je m’ébroue et masse mes rotules douloureuses. Un instant je me dis que l’attitude de Nathalie est dégueulasse – me faire ça à moi -, puis finalement non, après tout il faut juste que je rentre et que j’annonce à Jérôme que sa femme vient de partir loin et nulle part, avec sa bagnole, qu’elle lui laisse le soin d’élever leurs deux enfants, et surtout qu’il comprenne bien que c’est là une marque d’estime et de confiance. Voilà, pas de quoi cogner sur un ami après tout.
Je reviens sur la terrasse et mon portable vibre au fond de ma poche. C’est un texto d’Emilie. « Vi1 2 lire ton msg, dsl c anniv pat, pasrai ptet si pas trp tard. c u. Bises tlm. » Portée par le vent des montagnes, une chanson pleine d’espoir m’arrive aux oreilles.
J’ouvre la porte du chalet et j’entre dans le vestibule. Cueilli par la chaleur étouffante du feu de la cheminée, j’attends un peu que la tête cesse de me tourner. J’accroche mon blouson au portemanteau. J’imagine que tout le monde m’attend. J’inspire lentement, expire sèchement et me décide à entrer au salon. Mais finalement personne ne me porte réellement attention, scotchés qu’ils sont devant la télé – un concert des Artics Monkeys je crois. J’observe Emma qui a la bouche ouverte.
Je me lance :
-« Emilie n’est pas sûre de venir, elle vous embrasse ; et Nathalie est partie. » C’est fait. Je me ressers un gin. J’ai dit ça sans crier mais malgré tout assez distinctement pour être entendu de tous.
-« Qu’est-ce que tu racontes Vincent ? C’est quoi ces conneries, elle est où Nathalie ? » Jérôme s’adresse à moi debout, sans vraiment y croire, sans vraiment quitter la télé des yeux ; visiblement il n’a pas encore percuté.
-« Oui alors Jérôme, comme je viens de le dire, Nathalie est partie, elle te quitte. » Autant le provoquer et en finir.
Ca marche. A présent la bouche ouverte il cherche de l’air.
-« Viens » je lui dis, je lui montre la cuisine. Il me suit pendant que les autres s’interrogent du regard, et que Michelle baisse le son de la télé. Nous nous asseyons autour de la table en pin. Les mains à plat, je lui sers la version dixit Nathalie, m’efforçant de ne porter aucune inflexion, de ne pas ralentir ni accélérer le débit de mes paroles, et surtout, surtout de ne pas sourire. J’ai ce truc dans les moments importants, dans les engueulades ou les explications tannées, je souris. Juste un tic nerveux. S’il te plaît Jérôme, il faut me croire.
Je n’ai que le temps de m’écarter de la table que Jérôme s’applique à faire tournoyer deux ou trois tours, je peine à les compter, avant qu’elle n’aille se faire foutre dans la porte vitrée de la buanderie qui explose. Jérôme hurle :
-« Tu te fous de ma gueule !? » Non Jérôme, c’est nerveux, j’avais prévenu. Les autres rappliquent, François en tête qui grimace en voyant et sa table et sa porte. Il m’interroge du regard en fronçant les sourcils, comme pour savoir si j’ai couché avec Nathalie dans la bagnole.
Je réponds non mon pauvre ami ce que tu vas chercher là, en secouant la tête et haussant les épaules. Il gueule à son tour :
-« Putain Jérôme qu’est-ce tu branles !? » En l’occurrence, et ignorant la question de François, Jérôme m’engueule.
-« Tu l’as laissée partir comme ça !? Mais bordel tu pouvais pas l’empêcher ?! Venir me chercher !? Elle dit n’importe quoi quand elle est raide !! »
-« Jérôme, ta femme a bu certes, mais n’a pas perdu sa lucidité, c’est juste que sa vie avec toi est devenue ennuyeuse. »
En fait je n’ai rien dit de tout cela, je me contente d’attendre que ça passe.
-« Elle est où ? » Il me cingle ça comme une menace. De fait il me surplombe d’une tête et pour me signifier sa colère et son désarroi tente de visser ses yeux qui coulent dans les miens qui fuient.
-« Elle est où !? » Il hurle maintenant. Ca doit faire un quart d’heure que Nathalie est partie et je suppose qu’elle est arrivée au village. Elle a fait sa valise, peut-être griffonné quelques mots pour son mari et ses enfants, ou peut-être pas, et s’apprête à reprendre le volant pour sortir de sa vie, première à gauche après la routine. Quant à connaître sa destination, je ne suis pas sûr qu’elle-même le sache précisément à cet instant. C’est bien une question ça. Où va-t-on quand on part ?

A quatre pattes dans la chambre, sous le lit métallique, Nathalie vient enfin de trouver le chargeur de son portable. Elle court. Elle saisit sa valise roulante à bras le corps, il y a trop de neige pour qu’elle roule, et au prix d’un bel effort la place au fond du coffre de la bagnole. En sortant de l’allée de son chalet, elle se dit que si la neige ne tombe pas trop fort elle peut être chez Véro d’ici deux ou trois heures.
Elle a encore envie d’un verre mais elle s’allume une clope et se promet d’attendre l’autoroute pour avaler sa prochaine goutte d’alcool. Juste un coup pour la soif, rien de sérieux, de toutes façons se dit-elle, « faut filer droit ».
Elle démarre, jette un œil au rétro, se rassure, il n’y a personne. Elle pense appeler Jérôme une fois arrivée chez sa sœur. Tenter de lui expliquer, mais surtout, le persuader de ne pas venir, de la laisser, que rien ne peut la faire changer d’avis et que toute tentative d’approche serait perte de temps. De toutes façons, cette conversation a déjà eu lieu.
Elle roule maintenant sur la départementale, la douleur exquise du ressentiment au fond du ventre. Elle en pleure de rage. Elle allume une clope et renifle. Elle ouvre sa vitre, jette sa clope et crache sur l’amertume. Elle pleure et fume encore quand elle entre sur l’autoroute. Elle pense à ses enfants. Elle ne pleure plus.

-« Pas de problème mon grand, on y va ». C’est Stéphane qui s’est proposé de raccompagner Jérôme chez lui. Je cherche un truc à bouffer dans le frigo et chacun fume sa clope dans une atmosphère pesante. François me rejoint, se prend une bière et lâche un « putain de soirée !» d’entre ses dents. Jérôme rentre chez lui aussi fracassé que la porte vitrée qui s’est pris une table de cuisine dans les lattes. Sale coup. Il prend le temps d’embrasser Emma, bousculée dans la bagarre qui s’est retrouvée à quatre pattes les mains dans les éclats de verre. Michelle s’attache à les lui ôter délicatement.
Stéphane et Jérôme partis, on se retrouve, Emma, Michelle, François et moi côtes à côtes à la fenêtre à les regarder partir. Il continue de neiger. Sans un mot nous attendons de ne plus voir le cul de la bagnole pour retourner nettoyer la cuisine.
« -Ca vous dit de manger un truc maintenant ?» nous demande François.
On a vite fait de se retrouver à table devant une assiette de pâtes aux lardons et une bière. Emma a les mains bandées et grimace pour tenir ses couverts.
« -Vous saviez qu’ils en étaient à ce point ? » demande Michelle.
François répond que non, il ne se doutait de rien. J’avale une fourchette de pâtes en secouant la tête de gauche à droite. Non plus.
-« Putain merde quand même ! » lâche Emma. « Elle a deux gamins ! Je trouve ça dégueulasse, elle n’a pas le droit de faire ça ! » J’adore quand elle s’emporte et que ses seins s’agitent. Le temps de m’en rouler un et nous voilà rendus au chapitre de l’instinct maternel, viscéral selon Emma qui n‘a pas d’enfant. Je n’ai pas d’idée sur la question, sauf à trouver la notion d’instinct assez animale, Michelle me rejoignant sur ce terrain en expliquant à Emma au bord des larmes – oubliant ses plaies elle vient de frapper la table du plat de la main – que si on doit parler d’instinct, il vient plus sûrement des enfants que de leur mère.
-« Ouais, ptet t’as raison Michelle, mais c’est dégueulasse quand même ! »
Tout en massant l’épaule d’Emma vraiment émue, François propose de ne pas passer la soirée là-dessus, pour foutue qu’elle soit.
Je propose une partie carrée pour détendre tout le monde. Michelle me sourit en me proposant d’attendre le retour Stéphane qui ne devrait plus tarder. Emma se contente d’une grimace de dédain avant d’ajouter qu’elle déteste les jeux de cartes et que je ferais bien de m’en souvenir. François a les yeux au ciel et son ex au téléphone. Quelques détails à régler. Il semble qu’elle insiste et demande à se faire préciser son statut de célibataire. Il soupire et se gratte la tête. De son côté Emilie ne donne pas signe de vie, il est minuit maintenant. Je me sers un reste de gin et m’écroule sur le canapé. J’ai sommeil et pas du tout envie d’écouter Stéphane qui vient de rentrer nous raconter la façon heureuse qu’il a eu de réconforter Jérôme qui n’est pas beau à voir.
Je tente une dernière fois de joindre Emilie, de la convaincre qu’il n’est pas si tard, que son absence me tue, qu’elle me manque, et que ce truc insignifiant qu’on a commencé elle et moi mérite bien une chance de grandir. Je finis mon message des sanglots dans la voix. Peut-être aussi que je m’écoute pleurer. Je raccroche et m’allume une clope ; j’en ai déjà une qui fume dans le cendrier. L’idée me traverse l’esprit embrumé que c’est une forme d’adultère appliqué à la tabagie. Mais pour autant je n’en éprouve aucune culpabilité.

Nathalie s’est arrêtée et fait le plein de gasoil emmitouflée du mieux qu’elle peut sur une station d’autoroute. La neige tombe de plus en plus fort et le vent fait valser les flocons dans le décor. Après être passée à la caisse, avoir rassuré le caissier inquiet qui la prévenait des exécrables conditions de circulation – les poids lourds commencent à rester bloqués dans les montées – elle se réchauffe les mains sur son café avant d’appeler Jérôme. L’endroit est blafard, clinique, mais à cette heure et dans cette tourmente, la dizaine de personnes présente lui donne la chaleur d’un refuge, il y a peu de bruit et de la fatigue des regards se dégage une sérénité confraternelle. Ses os se réchauffent doucement. Elle pleure encore un peu mais ses larmes sont douces et tièdes. Elle sourit intérieurement en se passant la langue sur l’ourlet de sa lèvre supérieure. Elle se décide à téléphoner.
-« T’es où bordel ?! » A la façon qu’il a de mâchonner les consonnes Nathalie devine Jérôme ivre mort. Un chasse-neige passe en clignotant sur l’autoroute.
-« C’est pas important où je suis. Je suis partie c’est tout. T’es rentré à la maison ? »
-« SALOPE ! Et tes enfants ! » Il hurle.
-« Je vais raccrocher Jérôme, tu te calmes ou je raccroche. »
-« M’en fous ! Jamais plus lu tes verras ! SALOPE !!! »
Elle raccroche, éteint son portable et pleure de nouveau, silencieusement. Elle le rappellera demain. En attendant elle reprend un café, s’essuie les yeux du revers de la manche. Un type chauve lui sourit, la trouve jolie quand elle pleure, elle lui sourit en retour, espérant que ça lui suffise. Pitié. Je n’ai besoin de rien et surtout de personne. D’ailleurs le temps se calme un peu et elle va repartir. Elle déblaye la neige accumulée sur le pare-brise et reprend la route. D’une main elle ouvre la flasque coincée entre ses cuisses, et avale un long trait d’alcool. Elle frappe du poing sur le volant comme pour s’encourager, une cigarette et la voilà repartie, prête à affronter la nuit et la neige. Et encore les larmes, mais cette fois de soulagement ; doucement elle remonte, comme si la chaîne qui la reliait au poids de sa peine venait de céder. La route de nuit zigzague sous la neige, entre contreforts et ravins.
-«Je pars ! Se dit-elle. Enfin, je suis partie !»

Il ne neigeait plus le jour de l’enterrement, il pleuvait. Un fin crachin glacé se mêlait à nos larmes. Trois jours plus tôt, les gendarmes avaient retrouvé le corps de Nathalie encastrée dans la carcasse calcinée de sa voiture, au fond d’un ravin. Sa main droite serrait encore la flasque d’alcool.
De la voiture qu’elle avait percutée de face, les pompiers ont extrait le corps d’Emilie.
J’ai su plus tard que mon dernier message l’invitant à venir l’avait touchée et qu’elle s’était décidée à venir nous rejoindre au chalet.
A la sortie du cimetière nous nous sommes serrés dans les bras les uns les autres, avec beaucoup de chaleur. Sans presque de mot, chacun a voulu rentrer chez lui se mettre à l’abri. J’ai pris Jérôme dans mes bras une nouvelle fois, longuement. Puis la main d’Emma a pris la mienne et avec une infinie douceur m’a lentement ramené à elle. Tous les deux nous avons fait un signe d’au revoir en direction des autres avant qu’Emma ne se remette au volant et qu’elle et moi ne reprenions la route.

Futur conditionnel.

6 décembre 2008

Moi ce que j’aimais lire quand j’étais plus jeune, c’était des romans d’anticipation. Des trucs bien flippants et hyper technologiques. CyberFlics, cyberClébarts, cyberNichons. C’est bien simple, toute la société était cybernétique. Et vas-y que je te cliques, et je t’envoie mon flux électronique, et je t’upload le fichier de ma tante. Ah ça on peut dire que ça cliquaillait vraiment de partout dans mes bouquins; même le Sylvain le boucher de la rue Linux touchait plus à sa viande. Il suffisait qu’il regarde intensément un petit boîtier noir pour que soient numérisées ses pensées et qu’apparaisse sur la neutro-balance un beau rosbeef de 600 grammes qui allait ravir toutes la famille en ce beau dimanche nucléaire d’avril 2017. C’était une société idéale où tous les problèmes avaient trouvé leur solution. Plus de microbes, plus de pauvres, plus de travail, plus de guerre, un monde idyllique dirigé du haut d’une gigantesque tour par un ensemble de processeurs programmés pour respecter les Lois des Robots d’Asymov et ainsi mener l’humanité d’une voix fluttée quasi orgasmique jusqu’au nirvana social. Et ça roulait comme ça, des hologrammes gigantesques diffusaient les images des meetings des dirigeants GYGAX, ceux là même qui avaient programmé les droïdes régisseurs du bonheur humain ; on assistait à un déferlement d’enthousiasme de la part d’une foule toujours plus nombreuse et toujours plus prompte à scander GYGAX! GYGAX!
Ainsi, si l’on exceptait quelques vieux sous-drônes libidineux qui s’ouvraient le capot devant d’antiques radiateurs à bain d’huile, partout dans les Mégacitopolis régnait la douceur de vivre ; un mode de vie parfait et sans vices où les enfants pouvaient enfin courir dans les parcs en se régalant de bonbons Vertèbres sans risquer autre chose que de voir leurs lèvres se gercer de tant de sourires.
Jusqu’à la putain de page 217. Là, en général, un petit truc de rien du tout, un demi grain de sable rachitique, un rebel douze des déchetteries se mettait à semer la zone. Un de ces humain mal formaté aux cheveux drus qui habitait dans les angles tranchants des cités exilées, dans ces villes rebuts où la loi faisait rire et grincer quelques dents sur le ciment, là où le gouvernement envoyait comme au bagne les esprits retors à toute forme de civilisation s’enrhumer aux vents pestilentiels des pôles de retraitement organiques, à jamais condamnés à ne pas être heureux et sentir le rognon. Les vils.
A partir de là, tout partait en couille. Les anomalies séquentielles postulaient à la multiplication, des chimères oniriques se mettaient à mordre leur propriétaire, un enfant se trouvait foudroyé en classe d’avoir simplement levé le bras pour répondre à sa gentille maîtresse un jour d’orage, son autopsie révélant un taux de broxyde de smoul 10 fois supérieur à la norme – on découvre aussi que le broxyde de smoul est utilisé en loucedé pour la fabrication des bonbons Vertèbres. Ca déconne sévère de partout dans les cités et les cybers GygaCops, stressés qu’ils sont par la zone qu’a mis le rebel aux cheveux drus et sa bande se mettent à arrêter et cogner sur tout ce qui bouge. A un moment même sur le trottoir y a une petite vieille qui veut leur donner des bonbons Vertèbres pour leur souhaiter bon courage dans leur mission de pacification et ils la déglinguent comme une vieille flaque. La scène se passe devant les yeux humides du Rebel XII et de sa bande qui jure de tout faire pour de changer ce monde sans âme et venger la petite vieille.
La fin du bouquin devenait de plus en plus flippante, les autorités SupraNationales mettant tout en oeuvre, massacres de grosses femmes, sacrifices de pauvres cons, lobotomies payantes, pour restaurer le bonheur enfui par la faute de ces gens imparfaits, sales pauvres et ingrats
-« Mais palsambleu Virginie, que veulent-ils que nous ne leur donnons pas ?! » s’exclama le Gouverneur en proie au doute.
J’avais quatorze ans et je sortais souvent de ces bouquins avec le cerveau en sueur, les neurones moites, et la sensation d’un malaise quasi palpable, comme si j’avais une paroi de métal dans la tête qui m’empêchait de penser librement. Je regardais alors à la fenêtre histoire de me rassurer, de voir que ma rue était toujours pareille, pas d’HéliScooter, pas de VideoDelator, pas de GygaCops avec leur Pulsar et leur clébarts GygaDobs, seulement Pascal sur son 102 et Monsieur Maes qui traîne son vieux lévrier pas encore mort.
C’est dans ces moments là que j’adorais que ma mère m’appelle pour venir manger, j’oubliais illico mon angoisse futuriste et je revenais soulagé dans cette réalité imparfaite qui, peux-tu le croire, laissait des fils dans la soupe aux légumes.

De l’audace.

29 novembre 2008

Je voudrais vous dire quelque chose, enfin j’ai remarqué quelque chose et je voudrais vous en parler.
Maintenant que j’y pense je m’aperçois que ce n’est peut-être pas tellement le moment, ce n’est finalement pas si important que cela.
Ce que je veux dire c’est que je ne voudrais pas abuser, comment vous dire, ce n’est pas quelque chose de fondamental, rien de crucial non, ça ne va rien changer pour vous.
Je me trouve même un peu gêné maintenant de vous en avoir parlé, je me demande s’il ne vaudrait pas mieux pour tout le monde qu’on oublie et qu’on passe à autre chose.
Enfin bon, puisque vous êtes là, autant ne pas vous avoir dérangé pour rien, autant que je vous le dise et qu’on en parle plus.
Alors voilà, j’ai réfléchi et il me semble que peut-être, enfin du moins je crois, oui voilà, je crois que je gagnerais à me désinhiber.

Bah laissez tomber c’est rien. Je vous demande de m’excuser.

Transit.

19 novembre 2008
Personne dehors. Le froid a cloué les portes.
Ne pas se découvrir. Chemise froissée, hirsute la bouche ouverte,
je comate sous la couette, je dors je lis je dors.
La nuit tombe, le jour meurt et pendant que je rêve à l’été,
son service terminé la femme de chambre rentre chez elle.
J’ai fini mon livre, je cligne des yeux et referme la bouche.
La neige se pose sur l’aéroport, l’hiver est revenu.

Harassement.

17 octobre 2008

Tous les soirs c’était la même farce, le même numéro sur la piste aux étoiles. Le cirque dressait son chapiteau et en avant la fanfare. Tous les soirs, encore et encore. Elle m’intimait et moi, garçon timide, la fleur au fusil je m’exécutais. J’avais trouvé l’amour auprès de ma belle écuyère, alors bien sûr dès qu’elle me sifflait, moi qui n’avais jamais rien connu d’autre que des amoureuses bavardes et gentilles – beaucoup de salive et quelques baisers maladroits – j’accourais. Et je dois bien reconnaître qu’au début je trouvais son appétit plus qu’excitant. Rien d’autre ne comptait plus et je cavalais comme un dératé pour la rejoindre chez elle tous les soirs après le boulot. Je courais moins vite le matin en repartant travailler sur les genoux. Très vite, en quelques semaines à peine, cette histoire était devenue fatigante, exténuante. J’étais tombé sur une sauvage et son amour féroce cannibalisait mon énergie vitale, et nuits après nuits nos combats au corps à corps m’achevaient de plus en plus tôt ; j’ai bien essayé un temps de faire illusion, caféine, éphédrine, amphétamines, de me démener pour faire acte d’amour, (il me semble qu’elle en parlait comme ça, comme d’une dévotion charnelle), je ne faisais plus l’affaire. Deux ou trois fois me chevauchant, il lui était arrivé d’avoir à me gifler pour me tenir éveillé. J’étais vide de tout désir mais par dessus tout, j’avais un incommensurable besoin de sommeil. J’en rêvais.
Je l’ai quittée sans un bruit au petit matin, j’ai rassemblé mes affaires, doucement refermé la porte et dans la clarté du jour à naître je suis parti faire ce que j’avais à faire. C’était il y a cinquante ans et longtemps, très longtemps après ce matin là j’ai continué de penser à elle, très souvent, me torturant l’esprit à  me demander si je n’avais pas été trop cruel ou trop faible, trop lâche, si j’avais pris la bonne décision ; il me semblait que par certains côtés je l’avais aimé vraiment, à tout le moins qu’elle m’avait marqué à jamais. Et aujourd’hui si tout est devenu confus avec les années, si j’ai oublié ce qu’elle était, sa fureur, ses exigences, jusqu’au son de sa voix, je me souviens encore parfaitement du parfum et du grain de sa peau, du poids de ses seins comme du dessin de ses hanches. Je l’ai revue hier soir à Belleville alors que je rentrais chez moi. Elle boitait un peu et s’appuyait sur une canne. Elle était vêtue de noir et là, sur le boulevard, elle m’a raconté sa vie en peu de mots, comment elle n’avait été qu’une suite de drames affreux dont le dernier en date venait de mettre son cinquième mari six pieds sous terre. Mort d’une attaque cardiaque, le cœur fatigué comme les quatre autres. Une bourrasque a emporté quelques feuilles d’automne et j’ai senti mon échine se contracter. L’hiver ne tarderait plus maintenant. Elle m’a proposé de prendre un thé chez elle pour nous réchauffer, elle habitait à deux pas, mais j’ai décliné son invitation. J’ai attendu de la voir disparaître dans l’obscurité puis je me suis remis en route. Je souriais en pensant au chemin parcouru et à celui qu’il m’était encore donné de faire. Il y a bien longtemps que je ne m’étais senti aussi serein, reposé, comme apaisé.