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Harassement.

17 octobre 2008

Tous les soirs c’était la même farce, le même numéro sur la piste aux étoiles. Le cirque dressait son chapiteau et en avant la fanfare. Tous les soirs, encore et encore. Elle m’intimait et moi, garçon timide, la fleur au fusil je m’exécutais. J’avais trouvé l’amour auprès de ma belle écuyère, alors bien sûr dès qu’elle me sifflait, moi qui n’avais jamais rien connu d’autre que des amoureuses bavardes et gentilles – beaucoup de salive et quelques baisers maladroits – j’accourais. Et je dois bien reconnaître qu’au début je trouvais son appétit plus qu’excitant. Rien d’autre ne comptait plus et je cavalais comme un dératé pour la rejoindre chez elle tous les soirs après le boulot. Je courais moins vite le matin en repartant travailler sur les genoux. Très vite, en quelques semaines à peine, cette histoire était devenue fatigante, exténuante. J’étais tombé sur une sauvage et son amour féroce cannibalisait mon énergie vitale, et nuits après nuits nos combats au corps à corps m’achevaient de plus en plus tôt ; j’ai bien essayé un temps de faire illusion, caféine, éphédrine, amphétamines, de me démener pour faire acte d’amour, (il me semble qu’elle en parlait comme ça, comme d’une dévotion charnelle), je ne faisais plus l’affaire. Deux ou trois fois me chevauchant, il lui était arrivé d’avoir à me gifler pour me tenir éveillé. J’étais vide de tout désir mais par dessus tout, j’avais un incommensurable besoin de sommeil. J’en rêvais.
Je l’ai quittée sans un bruit au petit matin, j’ai rassemblé mes affaires, doucement refermé la porte et dans la clarté du jour à naître je suis parti faire ce que j’avais à faire. C’était il y a cinquante ans et longtemps, très longtemps après ce matin là j’ai continué de penser à elle, très souvent, me torturant l’esprit à  me demander si je n’avais pas été trop cruel ou trop faible, trop lâche, si j’avais pris la bonne décision ; il me semblait que par certains côtés je l’avais aimé vraiment, à tout le moins qu’elle m’avait marqué à jamais. Et aujourd’hui si tout est devenu confus avec les années, si j’ai oublié ce qu’elle était, sa fureur, ses exigences, jusqu’au son de sa voix, je me souviens encore parfaitement du parfum et du grain de sa peau, du poids de ses seins comme du dessin de ses hanches. Je l’ai revue hier soir à Belleville alors que je rentrais chez moi. Elle boitait un peu et s’appuyait sur une canne. Elle était vêtue de noir et là, sur le boulevard, elle m’a raconté sa vie en peu de mots, comment elle n’avait été qu’une suite de drames affreux dont le dernier en date venait de mettre son cinquième mari six pieds sous terre. Mort d’une attaque cardiaque, le cœur fatigué comme les quatre autres. Une bourrasque a emporté quelques feuilles d’automne et j’ai senti mon échine se contracter. L’hiver ne tarderait plus maintenant. Elle m’a proposé de prendre un thé chez elle pour nous réchauffer, elle habitait à deux pas, mais j’ai décliné son invitation. J’ai attendu de la voir disparaître dans l’obscurité puis je me suis remis en route. Je souriais en pensant au chemin parcouru et à celui qu’il m’était encore donné de faire. Il y a bien longtemps que je ne m’étais senti aussi serein, reposé, comme apaisé.